21. 11. 2022

Autour de la table de la cuisine… Souvenir en hommage au poète Zbyněk Hejda

Zbyněk Hejda (2. février 1930 – 16 novembre 2013)

Nous sommes assis dans la cuisine de Petrkov. Suzette fait tourner des gâteaux, dans son tchèque mêlé d’un accent français à peine sensible… Ah, mais peut-être parle-t-elle français par moments ? Je ferme les yeux, me laisse envahir du parfum sans pareil de ce lieu. C’est l’été, une fin d’après-midi d’août : nous sommes en visite chez Daniel et Michel Reynek avec la famille du poète Zbyněk Hejda. Collée au plan de travail de la cuisine, quasiment sans le moindre geste, je suis ce flot de paroles qui se déverse de l’un à l’autre, ces graves acquiescements, ces éclats de rire qui affluent dans les regards avant de descendre aux lèvres. Je ne veux pas briser le charme. Le poète Zbyněk Hejda, le photographe Daniel, le traducteur Michel, l’épouse de Zbyněk, Suzette… et nous autres, tout autour – ambiance de célébration. Installé sur le siège de Daniel, Zbyněk parle, affine tel détail, l’un après l’autre, aligne les récits dans un savant agencement, formule des parallèles aussi justes qu’inattendues… une dimension autre s’ouvre derrière les mots. Comme s’il percevait l’espace alentour de tout son corps. Il a l’art aussi, en un seul instant, de lui donner sa plénitude. Et à nouveau, comme suivant le mouvement d’une balançoire pour enfants, il passe la parole à Daniel et Michel, la conversation prend alors un rythme différent, chacun se réjouit en son for intérieur de ce moment en apparence ordinaire – sans avoir à dire l’essentiel à voix haute. Le dialogue se poursuit, encore et encore, j’apprends là diverses nouvelles dont je n’aurais osé m’enquérir, seule : après tout, les deux familles sont là « entre amis ». A-t-on longtemps anticipé, discuté cette rencontre à l’avance, à Petrkov, et chez les Hejda ? Nous sommes dans l’instant présent. Il ne semble pas devoir prendre fin, il ne le peut pas, chaque mot, chaque geste est aussi fort, aussi intense qu’une fine encoche faite dans une matrice de métal, gage et affermissement de cette amitié reflétée de part en part. J’ai la sensation d’être comme une feuille de papier pliée en accordéon, suspendue par une ficelle à un des tiroirs de la cuisine pour servir de jouet aux chats, voguant sur la vague des mots, du rire et des confidences impérieuses, presque sans respirer, je suis les plis du temps qui se retrouvent réunis, repliés l’un contre l’autre à nouveau. J’en viens presque à douter du bien-fondé de cette phrase que Bohuslav Reynek écrivit jadis dans une lettre à Zbyněk Hejda, alors jeune poète : « Le papillon du bonheur est toujours de l’autre côté de la vitre. »

Après tout, en plus des mots, une gravure se trouvait alors également à l’intérieur de l’enveloppe, avec un papillon posé sur une fenêtre. Plusieurs décennies ont passé : encadrée et accrochée à un mur de l’appartement des Hejda, elle n’a rien perdu de ses tons colorés…

Texte et photo Lucie Tučková. Traduction par Jean-Gaspard Páleníček.

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